Imaginez la conversation suivante entre trois leaders de transformations Agile lors d’un panel de discussion :

M. Lenoir : « Nous avons décidé de nous débarrasser du commandement et du contrôle. Nous allons laisser les équipes s’auto-organiser pour qu’elles décident elles-mêmes comment elles veulent être Agiles. Nous attendons d’excellents résultats de cette initiative de gestion non-interventionniste. »

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Mme Legris : « Nous avons minimisé notre utilisation des processus et des outils de 65% depuis que nous sommes devenus Agiles. »

M. Leblanc : « Nous sommes tellement Agiles que nous n’utilisons plus de processus et d’outils. Maintenant, nous n’utilisons que les individus et leurs interactions. »

Est-ce que ces affirmations vous semblent absurdes? Pouvons-nous vraiment remplacer les processus et les outils par les individus et leurs interactions? Et les équipes auto-organisées ont-elles vraiment besoin d’une gestion non-interventionniste? Je ne pense pas, mais laissez-moi m’expliquer…

Le malentendu

Le manifeste Agile suggère que vous valorisions « les individus et leurs interactions plus que les processus et les outils », mais pas que les premiers remplacent les derniers. Devenir Agile implique de démocratiser l’organisation pour que les équipes qui étaient auparavant gérées ou contrôlées par un gestionnaire deviennent dorénavant auto-organisées. Les équipes ne suivront plus des processus de gestion bureaucratiques ou n’utiliseront plus d’outils pour coordonner le travail et contrôler les comportements. On leur remettra plutôt les droits et les responsabilités de coordonner leur propre travail et contrôler leur propre comportement.

Pour accomplir cela, les équipes auto-organisées n’ont pas besoin de moins de processus et d’outils, elles ont besoin de processus et d’outils différents. Démocratiser n’est pas question de relâcher ou laisser aller le contrôle comme changement de style de gestion afin de « motiver » ou « engager » les employés. Il est question de remettre le contrôle directement là où il peut être utilisé au mieux : auprès des gens qui possèdent l’expertise pour prendre des décisions à propos de comment mieux effectuer le travail. Le changement n’est pas un changement de relations humaines entre le gestionnaire et ses employés, c’est un changement de structure du système.

Si nous considérons l’Agilité et l’auto-organisation comme « se débarrasser du commandement et du contrôle » sans remplacement adéquat, nous risquons également de nous débarrasser de la clarté des rôles et processus, ce qui fait que nous ne savons plus qui peut prendre quelles décisions (ce qui est l’objectif de la hiérarchie) et quels processus nous devons suivre (ce qui est l’objectif de la bureaucratie). Les décisions prises auparavant par un gestionnaire, un processus ou un outil seront dorénavant prises par le groupe d’individus et ses interactions, aussi appelé « l’équipe ». Alors par quoi remplaçons-nous le commandement et le contrôle?

La tyrannie de la liberté

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Dans le cadre du travail de connaissance, notre tâche est toujours un peu obscure. Nous ne savons pas exactement ce que nous créons jusqu’à ce que nous ayons terminé. Chaque projet en est un d’apprentissage et de découverte. C’est de cette réalisation, parmi d’autres, que l’Agilité est née.

En proclamant que les équipes s’auto-organisent sans créer officiellement des ententes claires sur qui détient les droits et les responsabilités, nous créons essentiellement des systèmes définis par l’ambiguïté ou le manque de structure. De quoi les équipes sont-elles responsables exactement? Et de quoi ne sont-elles pas responsables? Quelles décisions les équipes sont-elles en droit de prendre? Et comment les équipes sont-elles supposées prendre ces décisions et se tenir elles-mêmes responsables?

La combinaison de l’ambiguïté des tâches et de l’ambiguïté des processus est le mélange parfait pour un environnement de travail imprévisible et conséquemment indigne de confiance. La « liberté » sera souvent ressentie comme une absence de leadership et vécue comme du chaos et de l’anarchie. Dans ces environnements, l’anxiété, la confusion et la peur vont commencer à se répandre. Comment accomplira-t-on quoi que ce soit?

Pour surmonter leur anxiété collective, les équipes se trouveront souvent emportées dans des modes émotifs partagés qui offrent une satisfaction instantanée. Ces modes émotifs se manifestent par le fait que les membres agissent comme s’ils s’entendent sur une supposition de base à propos de ce qu’ils doivent faire. Ces suppositions sont habituellement extérieures à la conscience des membres de l’équipe et les équipes qui sont prises dans des modes émotifs seront désorientées à propos du temps, auront une mauvaise mémoire et ne considéreront pas les conséquences de leurs activités. Dans un mode de supposition de base, les membres de l’équipe qui soulignent ce qui se passe vraiment seront souvent ignorés ou réduits au silence.

Voyez le Tableau 1 pour un survol des suppositions de base les plus courantes.

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Tableau 1 : Suppositions de base courantes que les équipes vont adopter collectivement et inconsciemment dans des environnements de travail ambigus, sans structure ou de « laissez-faire ». Inspiré des travaux de Wilfred Bion.

Observer la souffrance que les membres de l’équipe endurent quand leur équipe opère en fonction d’une supposition de base peut être douloureux. Il peut être tentant de se concentrer sur le comportement individuel et conclure que les dynamiques observées sont créées par certains individus alors qu’en fait ce qui est observé est que l’anxiété collective est exprimée plus visiblement à travers certains individus que d’autres.

Les conclusions telles que « l’auto-organisation ne fonctionne pas », « les équipes sont immatures » et « il est préférable pour tout le monde que les gestionnaires reprennent le contrôle » sont faciles à tirer. Et pour un gestionnaire qui a de bonnes intentions et le bien-être des membres de l’équipe à coeur, reprendre le contrôle semblera souvent la bonne chose à faire. Le faire sera souvent un ajustement facile, puisqu’aucune structure formelle n’avait été modifiée de toute façon. Malheureusement, en le faisant, l’environnement de travail risque maintenant de devenir encore plus indigne de confiance alors que la nature temporaire de l’ « initiative » devient apparente.

Des individus et leurs interactions soutenus par des processus et des outils

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Si vous reconnaissez certains des signes ci-dessus, alors une équipe que vous connaissez pourrait être aux prises avec une supposition de base. Comprenez que les membres de l’équipe ne se confrontent ou ne s’évitent pas nécessairement les uns les autres parce qu’ils ne s’apprécient pas, mais plutôt parce que l’ambiguïté et l’anxiété ont pris la place. Ce dont ils ont besoin, c’est de quelque chose qui va augmenter la clarté et répondre aux questions : « Que sommes-nous ici pour faire? » et « Comment souhaitons-nous y arriver? ». Les équipes en mode de supposition de base ne seront pas capables de répondre à ces deux questions de façon cohérente. Elles n’ont pas besoin qu’on leur dise quoi faire ou qu’on les laisse seules, mais plutôt d’être soutenues par des processus et des outils appropriés qui les aideront à répondre à ces deux questions et reprendre le travail.

Le Poker de délégation est un exemple de processus approprié pour que les équipes et leurs gestionnaires explorent et décident de la façon de partager les droits et les responsabilités de la prise de décision. En revanche, aller dans une salle pour en parler et atteindre un consensus (sans conception de processus supplémentaire) lancera très probablement les équipes et les gestionnaires directement sur la pente abrupte du mode de supposition de base.

Au sens large, un processus est simplement une série d’étapes que les équipes et les individus prendront pour obtenir un résultat particulier. D’abord, nous faisons cela et ensuite ceci, et ainsi de suite. Quand le processus est explicite, compris et accepté par tous les membres de l’équipe, ils peuvent se concentrer sur ce qu’ils ont à accomplir. Un outil peut être n’importe quoi, d’un tableau et des Post-its à des logiciels et des plateformes de communication de toutes sortes. Les outils sont souvent introduits pour améliorer les processus fréquents qui sont trop longs, lents, lourds, difficiles ou compliqués et introduisent de nouveaux processus concernant la façon d’interagir avec eux.

Pour les gestionnaires engagés à remettre les droits et responsabilités à leurs équipes, réalisez que l’auto-organisation n’est pas un changement vers la liberté. Si vous essayez, vous pourriez engendrer plutôt du laissez-faire. Les équipes qui travaillent à devenir auto-organisées auront besoin de beaucoup de soutien alors qu’elles expérimentent et développent des processus et outils appropriés qui les soutiendront pour coordonner leur propre travail et contrôler leur propre comportement.

Louise Kold Taylor

Louise favorise les relations basées sur la confiance et aide les équipes à l’établir et à changer ensemble. Elle contribue à créer un espace et une atmosphère où des conversations importantes peuvent se produire et où toutes les voix peuvent être entendues afin d’inspirer et d’engager les gens à travailler de façon plus collaborative vers leurs objectifs communs et émergents. Louise est co-auteure de « The OpenSpace Agility Handbook » et détient une maîtrise en ingénierie. Elle poursuit également une maîtrise en intervention auprès des systèmes humains et est certifié en tant que coach de vie, coach d’équipe et Scrum Master. Elle possède une expérience de travail avec des systèmes globaux et des processus de changement démocratique dans divers domaines.

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4 Commentaires

  1. evan@boissonnot.fr'
    27/09/2017 at 04:18 — Répondre

    Bonjour

    Je vous remercie pour cet article très intéressant.

    J’ai par exemple bien apprécié le tableau sur ce que les équipes ont besoin, et quelles questions se poser autour de ses besoins.

    Quand une équipe se réunie, quelque soit le projet, il lui faut une vision, un but. Un but final, avec une définition de la satisfaction apportée à la fin.
    Mais et ça peut paraître paradoxal, il faut aussi définir comment réagir si on échoue, dès le début du projet.
    Tous ensemble.

    Au plaisir
    Evan

    • Louise Kold-Taylor
      28/09/2017 at 10:07 — Répondre

      Merci Evan pour vos commentaires.

      Je suis d’accord avec votre paradoxe. Qu’est-ce qui vient en premier, un but final ou un processus? Et comment pouvons-nous définir suffisamment les deux et livrer des deux côtés de ce paradoxe?

      Dans les contextes agiles, ce paradoxe se manifeste par la collaboration Scrum Master – Product Owner. Comment ces deux personnes peuvent-elles travailler ensemble (les deux et avec l’équipe) pour créer des objectifs et des processus significatifs pour l’équipe?

      Merci encore,
      Louise

  2. mvautour69@gmail.com'
    Michael Vautour
    10/10/2017 at 12:22 — Répondre

    Excellente lecture qui vient exprimer une réalité que probablement une grande majorité des équipes vivent dans les débuts de la transformation en Mode #Agile ou je préfère le terme #CultureAgile.

    Nous nous confrontons tous autant les gestionnaires que les membres des équipes à une re-définition des rôles de tous.

    Merci de ce partage!

  3. Louise Kold-Taylor
    17/10/2017 at 09:30 — Répondre

    Merci pour votre commentaire. Je suis content que vous ayez trouvé l’article utile.

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