Aujourd’hui je suis fatigué. Il m’arrive régulièrement de me dire que tout était tellement plus simple lorsque j’étais développeur. C’était le temps de la clarté et de la limpidité, du noir ou du blanc, du vrai ou du faux. Je pouvais facilement voir si je faisais la bonne chose. Si ça ne fonctionnait pas, ce n’était pas la bonne chose! La simplicité venait de la certitude de l’action à poser. Être développeur, c’était en quelque sorte parler un langage binaire et avoir une structure binaire, c’était jongler avec deux balles.
Aujourd’hui, tout a changé pour moi. Je suis gestionnaire. C’est comme s’il n’y avait plus de marche à suivre, plus de bonnes réponses. C’est comme si je dois toujours faire le choix de la solution la moins mauvaise. Je gère régulièrement avec mon intuition, et cette dernière est continuellement attaquée par mes voix intérieures de jugement et de craintes. Il ne se passe pas une journée sans que je voie un article qui tente de m’expliquer ce qu’est un bon gestionnaire. Il ne se passe pas une journée sans que je voie au moins une citation défiler sous mes yeux dans LinkedIn énumérant les qualités d’un bon patron, d’un bon leader. Bref, rien pour faire taire ces voix. Ça leur donne plutôt de la force et active mon syndrome de l’imposteur, ramenant sans cesse les questions suivantes : Suis-je capable? Suis-je fait pour ça?
Voilà le genre de réflexions qui m’habite. Pourtant, je fais ce métier depuis longtemps et j’ai connu de bons succès au cours de ma carrière. Mais le doute est toujours là. J’écris ce billet pour la ou les personnes qui se reconnaissent dans cela. Je n’écris pas en tant qu’expert, mais plutôt en tant qu’être humain… croyant que la vérité a plusieurs visages, plusieurs définitions. Ce billet est en fait une invitation à explorer la question de la certitude. C’est aussi un partage des moyens que j’ai trouvés pour continuer chaque jour de composer avec ce sentiment en espérant qu’il aidera quelqu’un d’autre.
La complexité, cette foutue complexité!
Je suis assez vieux pour constater que le monde du travail d’aujourd’hui est beaucoup plus complexe qu’à mes débuts, il y a 25 ans. Il me semble aujourd’hui que pour chaque dilemme, plusieurs perspectives s’activent et semblent toutes aussi valables les unes que les autres. Cela me laisse devant un problème de taille : comment faire pour m’y retrouver? C’est tout un défi pour un gestionnaire comme moi qui est habitué d’appliquer des recettes et de se fier à son expérience. Ces recettes ne semblent plus fonctionner exactement comme auparavant. C’est comme si mon environnement et la situation attendent de moi un niveau de compétence qui est plus grand qu’avant. Je ne peux m’empêcher de penser à Richard Feynman quand je réfléchis à cette complexité. Feynman, c’est ce fameux physicien qui a grandement contribué à la mécanique quantique. Il disait : « Si vous croyez comprendre la mécanique quantique, c’est que vous ne la comprenez pas. » C’est un peu ce que je pense de la complexité du monde d’aujourd’hui. Un système est complexe si on ne peut expliquer la relation entre ses composantes simplement en les analysant, car elles sont dynamiques et changeantes.
Cependant, j’ai quand même quelque chose à quoi m’accrocher. Le fait de reconnaître que mon environnement est complexe, c’est aussi admettre ma difficulté à le comprendre. Être humble devant cette complexité est important, mais on doit également se faire confiance. J’ai fait l’inventaire des choses qui m’aident à continuer malgré ma fatigue, qui m’aident à me faire confiance. Et je me permets d’en énumérer quelques-unes. Peut-être que certaines vont aider d’autres gestionnaires comme moi à composer avec la complexité et l’incertitude.
1. Je nomme mes intentions; elles sont la base de tout ce que je fais.
Ça semble banal à première vue. Il y a quelques années, je me posais très peu de questions sur ce qui était bon et ce qui était mauvais, sur ce que je voulais et ce que je ne voulais pas. J’avançais sur le pilote automatique sans trop savoir quel sens donner à mes actions. En réfléchissant à mes intentions, je peux au moins mettre de côté toute une série d’actions et de solutions qui ne servent pas celles-ci. Ça me permet également de moins agir sur le pilote automatique et d’observer plus attentivement ce qui se passe. Je suis mieux positionné pour voir si tout est aligné sur mes intentions. Mais attention, lorsque je parle d’intentions, je parle de qui je suis vraiment, de qui je veux être, de ce que je veux faire comme différence.
2. Je suis intègre.
L’intégrité est pour moi une valeur fondamentale. Mes actions doivent refléter ce que je pense, et ce que je pense doit servir mes intentions. Je ne vais pas faire quelque chose qui trahit mes intentions. Je ne vais pas croire parce que ça fait du bien ni dire uniquement pour faire plaisir. Je ne sais pas si ma quête est noble, mais pour l’instant, ce n’est pas ce qui m’importe le plus. Ce qui me préoccupe, c’est de me respecter et de ne pas agir à l’encontre de mes valeurs.
3. J’évalue mes actifs.
J’évalue ce que j’ai, pas ce qui me manque. Une bonne façon de donner de la puissance à mes voix intérieures positives, c’est de regarder les pas que j’ai faits, pas ceux qu’il me reste à faire (surtout quand la route est longue). Il est possible que je doive faire des détours, mais je suis certainement un peu plus loin qu’il y a quelques mois ou quelques années. Si je suis capable de regarder ce que j’ai fait jusqu’à maintenant et de répondre positivement à la question « est-ce mieux qu’avant? », je suis sur la bonne voie. Évaluer mes actifs, c’est regarder mes progrès, c’est trouver ce qui fonctionne, c’est regarder les possibilités d’améliorer ce qui fonctionne bien et identifier les opportunités. C’est vivre dans une zone plus affirmative et positive, une zone qui nous tire vers l’avant, c’est la zone du « possible ».
4. Je repère les « gérants d’estrade ».
J’ai assez de mes voix intérieures sans trop me préoccuper de la voix des autres. Je remarque qu’il y a toujours quelqu’un qui pense qu’il ferait mieux que moi, quelqu’un qui a tout compris, quelqu’un qui sait exactement ce qu’il faut faire. Il y a toujours quelqu’un qui simplifie la complexité à laquelle je fais face en évoquant des solutions simples. Je suis d’avis que pour bien comprendre une situation, il faut être au cœur de cette dernière. J’écoute ce qu’on me dit et je pose des questions, mais je suis mieux placé que quiconque pour intégrer les conseils dans ma situation quotidienne.
J’ai une intuition profonde : un leader ne change pas le futur et ne le contrôle pas. Il ne dirige pas les changements non plus, mais il essaie de leur donner un sens. Il ne cherche pas à éliminer le désordre, mais plutôt à apprendre comment être en équilibre avec lui. Il n’influence pas les autres à aller dans une certaine direction, il leur indique plutôt les voies possibles.
5. J’essaie d’en faire un peu plus.
En faire un peu plus pour moi se traduit en efforts. Personne ne peut me blâmer pour ça. Par contre, on peut me critiquer sur la pertinence de ce que je fais. Je me rabats alors sur les autres points. Je dois ici prendre garde, car parfois l’automotivation n’est pas suffisante. Une bonne tape dans le dos est parfois nécessaire et quand elle ne vient pas, on doit ralentir pour ne pas s’épuiser. C’est Og Mandino qui disait : « Fais un kilomètre de plus. » Ça veut dire en faire plus que la situation ne le demande.
6. Je travaille sur moi, et c’est fou ce que j’apprends!
Le travail n’est jamais terminé. Il y a toujours quelque chose à améliorer. Ce travail me permet d’apprécier les autres perspectives. Il me permet de mettre au grand jour les subtils déguisements de mon égo. Il me permet de déceler mes tentatives de plus en plus sophistiquées de me donner raison. Le sculpteur dévoile son œuvre en retirant des morceaux; il sculpte un loup en enlevant tout ce qui n’est pas loup. En travaillant sur moi-même, je me dévoile lentement en enlevant tout ce qui n’est pas moi.
7. J’ouvre mon cœur.
Pour certains, ce dernier point peut sembler un peu inapproprié au travail. Je trouve que c’est tout le contraire. J’ai découvert le pouvoir de l’ouverture du cœur. Je l’ai expérimenté, et je peux dire qu’à moins d’être sociopathe, on ne peut pas être indifférent à l’ouverture du cœur. Le fait d’ouvrir son cœur et de se rendre vulnérable agit directement sur le champ social, sur les gens qui nous entourent, et ouvre des possibilités.
Conclusion
Voici quelques-unes des choses qui m’aident à naviguer dans la complexité du monde de la gestion. Je crois qu’on ne doit pas se mettre la tête dans le sable, mais on ne doit pas se flageller non plus. On a qu’à imaginer que ce que nous vivons, les autres le vivent aussi à leur façon. Quand je suis fatigué, quand j’en ai marre d’avoir un vent de face, je pense à ces sept points. Je serais très curieux de savoir ce que d’autres gestionnaires comme moi font pour composer avec l’incertitude. Quelles sont vos habitudes? Quelles sont vos méthodes? Qu’est-ce que ces réflexions évoquent pour vous?
7 Commentaires
Très belle réflexion, un passage oublié vers l’évolution du développement haute vitesse. Très bon article.
Merci Diane!
Quel bel angle à exploiter : l’aspect humain dans un monde de technologies.
Ma phrase préférée dans le texte : En travaillant sur moi-même, je me dévoile lentement en enlevant tout ce qui n’est pas moi.
Merci pour ce texte !
Merci Éric!
On dépense tellement d’énergie à façonner une image de nous même. On fini même par se croire.
Bonjour Martin,
J’ai eu la chance, et je l’ai encore, de te côtoyer depuis quelques années et d’être témoin du travail du sculpteur.
Ce travail est beau et le résultat se dévoile à nous jour après jour.
Juste merci 😉
Bonjour Martin,
Un grand merci pour ce billet que j’ai lu, hasard, coïncidence ou bonne étoile, un matin où justement la fatigue dont vous parlez était un peu plus présente que d’habitude !
Merci pour l’image du sculpteur, si juste et si éclairante.
J’utilise moi aussi certaines des choses dont vous parlez, je me permets d’y ajouter quelques trucs que j’utilise au gré des circonstances et de l’inspiration :
– Faire le dos rond : c’est juste accepter que certains jours l’énergie vitale, l’envie, sont moins présentes que d’autres et qu’il ne sert é rien d’essayer de lutter pour y remédier à tout prix. Cela consiste donc à laisser passer les heures en acceptant d’être moins efficace que d’habitude, vivre sa propre vulnérabilité, sa faiblesse passagère et même, si possible, en rire, ce qui est encore mieux pour régénérer cette énergie vitale si nécessaire.
– Prendre le temps : il ne se passe pas une journée sans qu’un de mes collègues ne me dise avec un air furieux ou désespéré (c’est selon …) qu’il n’a décidément pas le temps d’accomplir une tâche qu’il a pourtant lui-même identifiée comme urgente et indispensable. Après avoir fait la même chose pendant de longues années, j’ai fini par comprendre un jour que je n’aurai jamais le temps, et donc je le prends ! Je décide donc, de temps en temps, de m’arrêter, de laisser de côté la pile pleine de choses urgentes et indispensables, et je me consacre pendant quelques heures à essayer de dompter cette foutue complexité !
– Choisir : un de mes amis m’a transmis il y a quelques années une phrase que je cultive aujourd’hui précieusement. Il m’a dit : laisse dire, laisse faire, laisse-les avoir raison, fais le choix d’être heureux. Alors aujourd’hui (pas tous les jours certes …) je fais ce choix, et il m’aide bien plus que tout un tas de recettes de management à affronter la complexité et à danser avec elle !
Merci beaucoup Etienne pour ton commentaire. J’aime beaucoup tes trucs et je compte bien les ajouter dans ma liste personnelle (si tu le permets!). J’espère que l’ensemble aidera d’autres personnes!