Les valeurs au centre de la vie organisationnelle
Tout au long de la journée, si vous y portez attention, vous allez constater que vos pensées flottent constamment sur des vagues de valeurs changeantes. Tandis que vos pensées gouvernent vos actions conscientes, les valeurs sous-jacentes influencent directement vos comportements inconscients (ex. : se balancer sur sa chaise, vérifier ses courriels, se lever pour aller se chercher une quatrième tasse de café). Ce que j’appelle flux de valeurs fait techniquement référence à « l’état intentionnel de motivation » d’une personne. Certains flux ont des fonctions homéostatiques conçues pour réguler le corps. Cependant, la plupart font partie d’un système complexe qui affecte notre humeur, nos émotions et nos processus de réflexion sur le sens de la vie.
Il est utile de voir les valeurs comme des flux. La formation de ces flux change constamment, comme l’eau d’un cours d’eau change de direction, de vitesse, de température, etc. Et, tout comme les eaux dans le lit d’une rivière suivent les fluctuations de l’environnement plus large, nos flux de valeurs adaptent continuellement notre environnement intérieur en fonction de l’environnement extérieur. Nos valeurs se révèlent à nous par « ce qu’on a envie de faire », « ce qu’on veut faire », « ce qu’on rêve de faire ».
Les valeurs sont les marqueurs les plus puissants de ce qui est réel dans notre expérience. Elles peuvent être harmonieuses et uniformes pour un certain temps, puis changer soudainement. Par exemple, vous pouvez être bien concentrée à votre bureau, puis, boum! Une bombe éclate (métaphoriquement); votre état intentionnel de motivation change dramatiquement. Votre motivation et votre principale intention du moment cèdent spontanément la place aux valeurs qui vous propulsent dans l’instant suivant. Votre énergie se décuple, vos émotions font un virage à 180 degrés, votre attention porte sur des images, des sons et des signes différents, le sens que vous aviez donné à ce qui se passe autour de vous et comment vous envisagiez votre futur — tout cela change simultanément.
Cependant, ces effets ne se limitent pas à vous et votre corps, à vous et vos perceptions, à vous et vos schémas narratifs. Le plus important dans toute vie organisationnelle, c’est que les flux de valeurs ne restent pas confinés dans le corps ni l’esprit d’une personne — ils traversent plutôt l’organisation par des actions de communication, par toutes les interactions locales entre les gens. Ces multiples interactions locales entre des gens ne peuvent pas être cloisonnées en faisant taire les gens ni en les mettant dans des pièces distinctes. Tentez de les contrôler et ces interactions se produiront de manière clandestine. De plus, elles ne découlent pas toujours de formes explicites de comportement ou d’intention consciente. Nous avons tous déjà fait l’expérience suivante : entrer dans une pièce et y interrompre une discussion animée — ou un rendez-vous amoureux secret — et ressentir le climat affectif présent dans l’air. Les mots seuls ne peuvent pas changer l’atmosphère qui règne, alors qu’il est évident que la personne qui vient de s’excuser est toujours en colère ou que le directeur qui dit que tout va bien, et ce, avec le sourire aux lèvres, se prépare à congédier quelqu’un.
Je vous invite à commencer à voir votre propre organisation en termes de flux de valeurs — comme des flux complexes, multidimensionnels et continuellement réactifs d’énergies, d’émotions et de réflexions sur le sens de la vie qui circulent dans toute vie organisationnelle. Ces flux de valeurs provoquent des vagues et des vagues de pensées et d’actions, certaines conformistes, certaines peu orthodoxes et d’autres aboutissant à des résultats créatifs. De fait, les flux de valeurs sont la raison pour laquelle la vie organisationnelle est complexe dans le sens où elle est « non linéaire, indéterminée et chaotique » comme la science de la complexité se plaît à la définir. Il y a une interaction continue entre rétroaction et action anticipative (feed-forward), convergence et divergence, stabilité et instabilité, et ce, à l’échelle de l’individu, avec l’environnement et parmi les personnes.
Il serait erroné de concevoir ces flux de valeurs comme un « système » pouvant être modelé et géré à partir d’une position privilégiée. Il n’est pas possible de s’empêcher de prendre part aux jeux de valeurs présents dans l’organisation, d’être touchés par ceux-ci, ni d’avoir un impact sur eux. Il est impossible pour un gestionnaire de prendre des décisions complètement objectives, sans le moindre jugement de valeur. Une équipe ne peut trouver une solution rationnelle fondée uniquement sur les « faits objectifs » de la question. Aucune vérité ne peut être validée sans simultanément en estimer la valeur…
Quand on arrive à voir l’organisation comme un point de confluence de flux de valeurs en changement constant, il est facile de percevoir le risque de confondre textes officiels et énoncés formels concernant la vision ou la mission et flux de valeurs riches et mouvementés présents dans les interactions ordinaires et critiques formant la vie organisationnelle. Ce qui s’avère intéressant et bénéfique, c’est la capacité de tenir compte de — et de prendre part à — ce qui se passe réellement relativement aux jeux de valeurs qui animent la vie organisationnelle. Ceux-ci sont des « antennes » sensibles et réactives qui sondent toute vie organisationnelle, allant même au-delà de ses limites formelles. Elles sont plus sensibles, plus réactives et plus précises que les abstractions conceptuelles habituellement utilisées pour représenter la vie organisationnelle. Les jeux de valeurs reflètent ce qui est le plus pertinent et le plus réel. Par conséquent, ils peuvent révéler l’information manquante nécessaire pour prendre des décisions ou pour résoudre des problèmes dans des environnements complexes. Par exemple, la comptable peut ne pas encore avoir de mots pour expliquer l’objet de son irritation pendant la rencontre budgétaire. Cependant, à titre d’équipe, nous pouvons ne pas encore savoir ce que ça signifie, mais nous devons être conscients que c’est néanmoins pertinent parce que bien réel.
Émergence d’identités par la négociation de valeurs
Tout comme pour les autres espèces, les gens s’organisent afin de bien distribuer leur énergie. Il peut s’agir d’une énergie physique, comme lorsque nous avons besoin d’aide pour soulever un sofa, ou d’une énergie mentale, comme lorsque nous participons à la correction d’un bogue informatique. Les gens s’organisent aussi pour bien répartir leur énergie psychique — leur besoin de parler à quelqu’un, leur envie de jouer, leur désir d’avoir des relations sexuelles. Lorsque nous nous regroupons, ce sont tous nos jeux de valeurs qui se mêlent de manière complexe. En jaugeant la situation, nous nous jaugeons également les uns les autres. Les habitudes et la routine peuvent rendre ce processus plutôt inconscient, mais des situations surprenantes et inédites nous rappellent toujours ce qui se passe réellement lors des interactions quotidiennes ordinaires entre les gens. Cela fait simplement partie du processus que nous appelons « auto-organisation ». D’autres éléments clés nous aident à comprendre l’auto-organisation en tant que processus humain naturel duquel sous-tendent tous les autres aspects de la vie organisationnelle.
Tout d’abord, lors de la phase de « jaugeage », nous découvrons intuitivement l’asymétrie de notre relation. Je pourrais voir que vous êtes beaucoup plus fort que moi. Je vais alors vouloir que vous preniez le côté le plus lourd du sofa. Il s’agit d’un exemple d’asymétrie des compétences. Toutefois, l’asymétrie entre les valeurs de chacun joue un rôle plus crucial dans les relations. Je pourrais vraiment vouloir déplacer le sofa, mais vous pouvez le préférer là où il se trouve. Je pourrais avoir besoin de vous pour m’aider à désherber le jardin, mais vous pourriez juste avoir besoin d’argent. Cette asymétrie entre les valeurs (née d’un besoin), c’est la base des relations de pouvoir entre les gens. Comme les jeux de valeurs changent constamment, les relations de pouvoir font continuellement l’objet de négociations. Ainsi, puisque nos jeux de valeurs changent bel et bien constamment, il y a négociations, négociations et renégociations des relations de pouvoir. Ce qui signifie que les gens revoient sans cesse leur position de départ en ce qui concerne leurs relations de pouvoir.
En second lieu, des identités distinctes émergent de ce processus de négociation découlant de l’asymétrie changeante entre jeux de compétences et jeux de valeurs. Il s’agit d’un processus humain naturel qui fait que nous nous campons bien dans nos rôles. Autrement dit, les rôles sont les identités individuelles que nous assumons — les rôles que nous jouons — dans les interactions organisationnelles auxquelles nous participons afin de distribuer l’énergie nécessaire pour respecter nos valeurs individuelles (besoins).
Pour leur part, les rôles définissent les objectifs que la personne doit atteindre en ce qui concerne l’action organisée afin de bien répartir son énergie. Les gens s’organisent pour assumer leur rôle dans le cadre de cette performance-action. Cependant, leurs propres motifs les poussant à le faire découlent de jeux de valeurs complexes faisant partie du processus de négociation continue. Le succès de l’efficacité organisationnelle dépend de l’exercice des rôles individuels, qui à leur tour dépendent du maintien d’une stabilité relationnelle suffisante ou du maintien d’un certain degré de cohérence dans les processus réactifs complexes agissant au niveau des jeux de valeurs.
Auto-organisation = Intention x Identité x Interaction
Nous avons maintenant une formule nous permettant de comprendre l’auto-organisation fondée sur l’intention, l’identité et l’interaction. Les états intentionnels de motivation sont des modes qui émergent de processus réactifs complexes agissant au niveau des jeux de valeurs.
Les identités forment des rôles distincts découlant d’un processus continu de négociation de valeurs, de compétences et de relations de pouvoir asymétriques. Les rôles sont associés aux objectifs qui permettent de les assumer, et les interactions collectives se transforment alors en performances organisationnelles fondées sur la distribution de l’énergie pour l’atteinte desdits objectifs.
Le défi des processus d’auto-organisation, c’est que nous avons de la difficulté à nous départir de nos vieilles identités et à en façonner de nouvelles. Les phases de transition, lors desquelles les identités ne sont pas encore établies ou celles établies sont remises en question par le processus de négociation, nous rendent mal à l’aise. C’est la raison pour laquelle nous sommes obsédés par les rôles établis, qui représentent des contextes et conditions passés, et nous sommes imperméables aux contextes et conditions présentes ou futures pouvant émerger de manière créative des nombreuses interactions entre les personnes d’une organisation.
Certaines personnes croient que cette anxiété concernant les identités et les rôles est un aspect permanent de la condition humaine. Pourtant, expérimenter des rôles et des identités semble être notre façon d’apprendre, de grandir, d’étendre nos horizons et de développer de nouvelles façons d’interagir.
À quoi rimerait l’enfance sans les jeux de rôles ni les changements continuels apportés à notre identité? Que serait la société si celle-ci se limitait uniquement à quelques catégories d’identités? Il est certes vrai que, dans les organisations, les changements de rôles et la formation de nouvelles identités sont anxiogènes, et c’est dû, je pense, à la manière que la vie organisationnelle nous a conditionnés. Je pense que nous sommes hyper anxieux en ce qui a trait aux rôles et identités parce que nous avons passé toute notre existence dans des institutions où les rôles et identités ont un pouvoir autoritaire et disciplinaire sur nous. Autrement dit, les rôles institutionnels sont le reflet de la violence structurelle présente dans celles-ci. La rigidité des rôles reflète les relations inflexibles du pouvoir institutionnalisé.
Nous commençons à voir comment concevoir des organisations laissant place à des identités flexibles et à des jeux de rôles créatifs. Peut-être avons-nous même la responsabilité de créer des structures organisationnelles sensibles, adaptables et adaptées aux valeurs humaines.
Grâce à l’auto-organisation, ces structures permettraient l’émergence d’un éventail complet de rôles et d’identités que les gens pourraient vouloir assumer lorsqu’ils sont ensemble. Dans notre travail sur les organisations à participation ouverte (Open Participatory Organizations ou OPO), nous constatons qu’il est possible de créer des organisations en faisant appel à la notion de « lieux » (locations); ceux-ci indiquant toutes les valeurs présentes ainsi que les rôles et identités pouvant en découler.
Dans ce travail, les « lieux » sont comme des maisons — celles-ci évoluent avec leurs occupants, qui augmentent leur valeur utilitaire et esthétique. Ainsi, on peut considérer un « lieu » comme un atout pour la richesse collective.
Dans ces lieux, la performance, c’est le résultat qui émerge des objectifs que les occupants ont atteints lors de la mise en œuvre de processus réactifs complexes de négociation des rôles et identités.
Pratiques de renforcement de la confiance et participation ouverte
Le critère fondamental pour soutenir l’auto-organisation dans les équipes, c’est la mise en place de pratiques permettant de renforcer la confiance. La confiance, c’est tout simplement le résultat de conversations ouvertes, où chaque personne a le droit de se pointer comme elle est et comme elle se sent réellement, avec ses aspirations et ses rêves, ses peurs et ses objections. La confiance, c’est d’accueillir ce qui est le plus vrai, ce qui se passe réellement, la situation réelle plutôt que ce qui devrait être ou ce qui est attendu — c’est d’entrer dans la sphère publique de telle sorte que chacun puisse exercer son esprit de discernement et son jugement pratique de manière plus transparente et plus avisée.
Ce qui signifie que lorsque des gens travaillent ensemble, que ce soit sur place ou à distance, pour l’équipe, tout ce qui se passe est déjà pertinent. Ainsi, tout ceci est pertinent : votre ton émotionnel, ce que vous avez mangé pour déjeuner, l’état de votre hypothèque, ce que vous voulez faire et ce que vous pensez que vous devriez faire. Toute tentative d’exclure ou de compartimenter l’expérience humaine est illusoire et déclenche le mécanisme adaptatif de refoulement. Vous pouvez être en mesure de limiter les comportements physiques des gens, en leur assignant des bureaux et des places, mais il vous est impossible de contrôler leurs pensées. Vous pouvez arriver à restreindre les conversations tenues au grand jour pour que les gens s’en tiennent à des rôles et des discours officiels, mais il vous est impossible de faire taire le discours intérieur de chacun et d’empêcher les conversations secrètes ou non officielles des gens. À l’aide de structures de pouvoir disciplinaire, vous pouvez être en mesure de limiter les actions publiques des groupes formels à un cadre normatif, mais vous ne pourrez jamais empêcher les activités non conformistes des groupes informels découlant des contraintes imposées.
Le processus d’ouverture de la participation signifie la création de conditions permettant davantage de ce qui se passe réellement d’être en mesure de participer à l’espace partagé de conversation et d’interaction. Cela ne veut pas dire que tout le monde parle tout le temps de n’importe quoi. Les gens savent intuitivement ce qui est pertinent dans le moment présent, et ce, même s’ils ont de la difficulté à le communiquer correctement. Le but de la participation ouverte, c’est d’obtenir le contenu pertinent pour la prise de décisions éclairées et le passage à l’action. Les intuitions et les bonnes idées peuvent permettre de réaliser une percée. Une réponse honnête de comment une personne se sent concernant une décision mène souvent plus près de la source de la solution qu’un solide argument. Les équipes peuvent apprendre à suivre leur intuition et à exprimer leur irritation, leur enthousiasme et leurs peurs pour arriver à des valeurs fondamentales qui font une différence.
Les pratiques pour renforcer la confiance cultivent la capacité de s’auto-organiser, autrement dit la capacité de tenir compte de ce qui est humain, naturel et vrai dans la vie organisationnelle.
Une entreprise qui passe une bonne partie de son temps à s’occuper explicitement de ce qui est plus réel dispose d’un avantage important sur celles qui s’enfoncent dans un bourbier d’abstractions, de fantaisies, de prétextes, de refoulements adaptatifs, et ce, tout en se chargeant de toutes les conséquences inattendues et de la complexité croissante en résultant.
Au fil du temps, les gens apprennent à « endurer » les processus complexes et parfois douloureux qui permettent de passer de groupe de personnes ayant des rôles fixes à vraie équipe où les rôles et identités sont en interaction créative et où les résultats sont originaux et émergents. En cours de processus, nos organisations apprennent à faire passer les questions stratégiques de la notion de « que devrait être l’avenir de notre organisation? » à « qui devenons-nous à titre de collectif? ».1
Il s’agit d’un questionnement qui est important non seulement pour nos organisations, mais aussi pour notre société et notre époque. Toutefois, il s’agit d’un sujet réservé à un autre jour.
[1] Cette phrase est une adaptation de la description faite par Ralph Stacey concernant les questions stratégiques dans les processus réactifs complexes.
Traduction par Nathalie Gilbert.
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