Mission, valeurs et sens

L’environnement professionnel est de plus en plus caractérisé par l’incertitude et par l’imprévu. Si j’ai bien compris le travail des gestionnaires d’entreprise, leur métier est à peu près le plus simple du monde parce qu’on ne leur demande qu’une seule chose : garantir des résultats. Le seul problème, c’est qu’aujourd’hui, il s’agit de garantir des résultats dans un monde où l’on a de moins en moins de garanties sur les moyens.

Beaucoup de gens se retrouvent tiraillés entre cette forme d’exigence de résultats et l’absence de garantie des moyens. Et surtout, dans un monde devenu incertain, les approches traditionnelles des entreprises ne fonctionnent pas.

Je crois profondément que le socle, le fondement, est construit à partir du sens et de la mission. Il ne s’agit pas de répondre à la question quoi, c’est-à-dire qu’est-ce que nous devons faire ? Ce n’est pas non plus de répondre à la question : comment allons-nous le faire ? Mais bien de répondre à la question pour quoi ? Et non pour quelle cause, mais pour quoi, dans quel but ? Autrement dit, quelle est notre mission ?

Une entreprise efficiente en est une qui a une véritable mission. Quelque chose qui va au-delà de ce que nous avons à faire, à réaliser et à produire, qui sert un objectif plus grand qui va fédérer tout le monde autour de quelque chose qui est porteur de valeurs. Quand je dis porteur de valeur, je veux parler de véritables valeurs nobles et incarnées. Faire en sorte que les valeurs des personnes et les valeurs portées par la mission de l’entreprise soient alignées permet de créer une force extraordinaire dans les équipes.

J’ai un ami qui travaille comme assureur. Si son métier est de vendre des contrats d’assurance, alors il a un des métiers les plus stupides au monde. Si son métier est de faire en sorte que les familles et les entreprises se sentent protégées, et que dans l’éventualité d’un sinistre, tout le monde pourra redémarrer son activité du meilleur pied et le plus rapidement possible, alors, là, il a le plus beau métier du monde. Quel est votre métier ? Quelle est votre mission ?

La nécessité d’être Agile

La deuxième chose dont nous avons besoin au-delà de la mission, c’est la capacité de nous montrer Agiles. Autrement dit, il faut sortir d’une organisation de l’action qui planifie, réalise, teste ou vérifie que tout fonctionne et déploie s’il y a un besoin. Car dans un environnement incertain, complexe et changeant, le temps que ce processus se déroule, dans le meilleur des cas, nous aurons finalement des produits qui correspondent exactement à ce que nous avions décidé au départ, mais ceux-ci ne correspondront plus du tout à ce dont nous avons vraiment besoin.

S’il y a un imprévu, un changement d’environnement, ce que nous avions prévu n’est plus applicable en fin de compte. Nous avons donc besoin d’être Agiles, d’inscrire l’action dans des cycles courts, avec des rétroactions qui sont rapides. Il s’agit donc d’établir des processus itératifs et incrémentaux. Il faut avoir une constante capacité d’adaptation.

Dans un monde où l’environnement de l’entreprise ne changerait que de temps en temps, nous pourrions produire au mieux ou vendre au mieux et puis, de temps en temps, avoir un projet de conduite du changement pour nous réaligner sur les besoins de l’environnement. Sauf que si nous faisons cela dans un monde de changements permanents, dès le lendemain de la fin du projet, notre nouvelle organisation commencera à se désynchroniser par rapport à ce dont nous avons besoin.

Et, six mois plus tard, nous aurons une grande idée et nous ferons de nouveau un projet de conduite du changement. Nous réorganiserons tout et ça fera plaisir à tout le monde. Puis, nous mettrons de la qualité là-dessus, et de la qualité, il en faut ! Et nous optimiserons le tout, encore et encore. Nous serrerons les boulons, vérifierons que tout le monde est exactement dans la norme… Résultat ? Tout va bien se figer.

Dès la première seconde, nous serons en train de nous désynchroniser par rapport aux besoins de l’organisation qui changent. Au bout de six mois, nous aurons une nouvelle bonne idée. Nous démarrerons un nouveau grand projet de conduite du changement qui fait plaisir à tout le monde, et ce sera reparti ! Ce n’est sûrement pas comme cela chez vous, mais il se pourrait fort bien que ça se soit déroulé ainsi dans d’autres entreprises.

Aujourd’hui, dans un monde de changements permanents, notre travail est de faire ce que nous avons à faire et de changer en même temps. Si mon travail est de produire, je ne fais pas de la production du lundi au jeudi, pour ensuite m’occuper de la qualité le vendredi. Voici ce que je fais : je produis du lundi au vendredi, et il y a un processus transversal qui s’occupe de la qualité. Dans un monde de changements permanents, je dois produire tout en modifiant ma façon de produire. Changer est un processus transversal comme la qualité. Si je suis vendeur, je dois vendre et modifier ma façon de vendre au quotidien.

Ce sont des microchangements ; ce n’est pas traumatisant. Il s’agit simplement d’une habitude à prendre. Ces microchangements font en sorte que nous restons synchronisés avec l’environnement et que nous n’avons pas besoin de grandes adaptations avec de grands projets.

Quand j’avance sur un glacier, si le terrain est plat et crevassé, il faut que la corde soit très longue et bien tendue entre mon partenaire et moi. Si le glacier est très abrupt, ou si nous sommes sur une pente glissante, il faut que la corde entre nous soit très courte. Si je suis sur un glacier plat et que j’approche d’une pente raide, je ne vais pas attendre d’être au pied de la pente pour faire mon changement et ajuster ma corde. J’anticipe, je regarde ce qu’il y a devant et, en même temps que je progresse, je change ma façon de progresser ; je réduis la corde graduellement. Quand j’arrive sur le ressaut, la corde est déjà courte, et je peux continuer avec fluidité.

Le deuxième point d’importance après la mission, c’est l’Agilité. Il faut créer des organisations qui nous permettent de nous organiser afin de fonctionner d’une façon qui nous permet d’inventer le chemin en même temps que nous le parcourons.

Gouvernance et gestion : la nécessaire évolution

Dans une structure d’entreprise qui est entièrement hiérarchique, le discours du gestionnaire se décrit ainsi : voilà ce qui est à faire, voilà comment tu vas le faire (et en filigrane : tu as intérêt à le faire). Quand tout va bien, en simple période de développement d’entreprise et dans un univers économique qui serait stable, cette gestion a des effets pervers, mais peut parfois fonctionner.

Par contre, une chose est certaine, et cela s’est vu dans toutes les expéditions et se voit dans l’entreprise, nous avons besoin de l’intelligence et de l’engagement de tout le monde, et cela passe par une gestion participative. Je dirais même une gestion plus que participative ; une gestion dans laquelle le gestionnaire est là pour faire émerger l’information.

Le rôle du gestionnaire est de faire en sorte que la mission émerge et soit partagée par tout le monde. Ensuite, il doit poser la question suivante aux équipes : pour faire ce que vous avez à faire, de quoi avez-vous besoin ? Il ne doit plus être un simple directeur du « faire », mais plutôt un facilitateur de relations humaines, qui partage l’idée de l’« être ensemble ». Il doit être au service de l’équipe pour lui donner les moyens de faire ce qu’elle a à faire.

Cela signifie plusieurs choses, d’abord que le gestionnaire est toujours aussi indispensable, mais aussi que son rôle se transforme fondamentalement. Cela signifie également que derrière lui, nous allons avoir des équipes qui sont auto-organisées. Si je vais faire une ascension en montagne et que chaque membre de mon équipe a la liberté de faire ce qu’il veut, cela peut mener à tout… mais surtout à n’importe quoi !

Ce n’est pas ce que nous voulons dans une entreprise. Nous voulons plutôt donner du pouvoir à l’équipe, mais pour aller vers un objectif donné. Donc, la mission doit nous guider vers un objectif. Le pouvoir, nous allons le donner à l’équipe qui va s’organiser et trouver les meilleures façons de procéder pour elle, sur son terrain particulier. Il faut encadrer tout cela avec des contraintes qui sont définies, un cadre sécurisé et un périmètre au sein duquel l’équipe est autonome. Il s’agit d’un cadre où elle ne doit pas sortir, ou du moins, pour lequel elle doit alerter le gestionnaire si elle a besoin de s’en éloigner.

Le gestionnaire est un facilitateur. Il est au service d’une équipe qui est guidée par une mission et qui a du pouvoir, justement parce qu’elle est auto-organisée. Mais l’équipe possède tout de même un sentiment de sécurité, parce qu’un cadre a été établi. C’est ce type d’organisation qui est capable d’avancer sur tous les types de terrains, malgré l’incertitude et les imprévus.

Créativité et innovation de rupture

Le troisième élément d’importance est la capacité de sortir du cadre. J’interviens dans plusieurs entreprises auprès de comités exécutifs, de gestionnaires de haut niveau, et ce qui est paradoxal, c’est qu’ils sont là pour présenter le cadre, mais aussi pour faire en sorte que les gens s’en éloignent.

Pour sortir du cadre, il faut être innovant et créatif. Là aussi, apporter de l’innovation, et en particulier de l’innovation de rupture, fait partie du rôle des gestionnaires. C’est-à-dire qu’il n’y a pas seulement un moyen d’innover en améliorant les paramètres existants d’un produit ou d’une façon de faire ; il est également possible de véritablement s’éloigner du cadre.

Si je dois faire une expédition en kayak, je peux choisir de pagayer pour faire avancer mon kayak. Si j’ai le bon kayak, le bon geste avec la pagaie et que je m’entraîne pour avoir l’endurance nécessaire, je vais pouvoir ramer peut-être six heures par jour et parcourir vingt à trente kilomètres. Une nouvelle façon de voir le monde serait de dire que je peux innover en inventant une pagaie qui est encore plus optimale, ainsi qu’un kayak encore plus léger. J’irais un peu plus vite pour finalement gagner grâce à cette petite marge. Mais ce n’est pas cela que je désire, je veux surtout des résultats radicalement différents…

Et si je veux des résultats radicalement différents, il faut que j’accepte de remettre en cause mes croyances, ou de travailler avec des experts qui le feront. C’est ainsi que des techniques de kayak tracté par un cerf-volant ont été développées. En fait, c’est un cerf-volant qui vole tout seul, car il n’est pas piloté et n’a qu’une seule ligne. Il faut cinq minutes pour lancer le cerf-volant, et il va ensuite tirer le kayak. En faisant cela, j’avance trois, quatre, cinq fois plus vite que lorsque je pagaie. Est-ce que vous préférez pagayer ou ramer six heures par jour pour un certain résultat ; ou est-ce que vous préférez sortir du cadre un moment, vous arrêter et inventer quelque chose qui vous permettra d’obtenir cinq fois plus de résultats avec dix fois moins d’effort ?

En général, il y a un consensus sur la réponse. Mais cela passe par la nécessité de remettre en cause nos croyances, de repartir d’une page blanche et de nous poser des questions. Non pas pour nous demander comment trouver des clients pour optimiser le produit, mais plutôt comment réinventer le modèle d’affaires, comment réinventer les produits et vraiment sortir du cadre.

La capacité de gérer la complexité

Nous avons longtemps vécu dans l’illusion. Aux 19e et 20e siècles, nous avons construit l’illusion que l’homme avait tout maîtrisé avec la logique, les mathématiques, etc. C’était en partie vrai. Nous avons simplement oublié qu’il y a une part du monde qui ne veut pas se laisser transposer sous la forme d’équations, et elle s’appelle la vie. Aujourd’hui, ce monde-là revient vers nous parce que nous nous heurtons à des environnements qui sont de plus en plus complexes. Ils ne sont plus seulement compliqués, mais bien complexes.

Or, lorsque nous sommes confrontés à des problèmes compliqués, dans les grandes lignes, ce dont nous avons besoin c’est de plus d’expertise (ou de la bonne expertise), d’un peu plus de temps, ainsi que de faire collaborer les experts ensemble pour trouver des solutions. Il ressort de ce travail une compréhension de l’ensemble de la problématique avec laquelle nous sommes aux prises. Ce qui nous mènera vers un chemin à suivre, parce qu’après avoir tout analysé, les experts seront arrivés, avec un fort niveau de certitude par rapport aux conclusions, que si nous faisons ceci ou cela, nous obtiendrons alors tel ou tel résultat.

L’environnement de l’entreprise était parfois simple ou souvent compliqué, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pour moi, de nos jours, l’environnement de l’entreprise est parfois compliqué et souvent complexe. Et il s’agit là d’une nuance importante, parce que les approches qui sont efficaces par rapport aux défis ou aux problématiques simples ou compliquées sont les mêmes, avec un degré de profondeur croissant. Mais les approches efficaces par rapport aux problèmes complexes, tels que ceux que nous rencontrons dans des expéditions, sont, elles, très différentes.

Un problème devient complexe lorsqu’il y a trop de variables, trop d’acteurs et trop d’interactions pour arriver à appréhender le tout globalement. Souvent, tout ce système-là, cet ensemble, est instable dans le temps. Si nous essayons de comprendre une partie du système, nous trouvons des solutions simples. Lorsque nous les mettons en place, elles ne prennent pas en compte des dimensions essentielles, donc nous nous rendons compte qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans l’action.

Comme cela survient tard dans le processus, les coûts sont élevés. Nous essayons d’avoir une vision globale du système, mais il y a tellement de variables, tellement d’éléments et d’interactions que nous ne sommes même pas certains de tous les connaître. Nous ne sommes pas assurés d’avoir les leviers nécessaires pour agir sur ces composantes, et quand nous essayons de modéliser tout cela, nous obtenons des schémas qui sont inutilisables.

Devant ces problématiques complexes, nous avons besoin non seulement de plus d’expertise, mais aussi de plus de temps. Mais ce dont nous avons réellement besoin, c’est d’une meilleure intuition collective. En voilà de grands mots ! Intuition ? Nous allons piloter l’entreprise par intuition ? Houlala… Mes comptes, mes actions, mes courbes !

Il ne s’agit pas de tout faire de façon intuitive, mais nous avons quand même besoin d’avoir recours à l’intuition. Et pas seulement mon intuition personnelle, parce que je suis gestionnaire, chef de service ou dirigeant d’entreprise. Pas seulement mon intuition parce que je suis un expert, mais l’intuition collective. Collective parce qu’elle va nous donner une variété d’angles de vue.
Devant un problème complexe, nous avons autant besoin de la vision stratégique du grand patron que de celle du dernier ouvrier, ou encore de celle du client ou des fournisseurs. Nous avons besoin des visions de tout le monde. Nous avons besoin de méthodes spécifiques qui nous permettent d’avoir la certitude d’accéder à cent pour cent à l’intelligence du point de vue de la situation de chacun des acteurs.

Les indicateurs

Il ne reste plus qu’à mettre quelques indicateurs de performance (KPIs) là-dessus pour savoir si nous avançons dans le bon sens. Il faut évidemment mesurer le rendement économique, mais aussi le bien-être. Pas seulement à travers une enquête de satisfaction, de plaisir ou de bonheur au travail tous les six mois ou deux ans. Il faut avoir la capacité de voir jour après jour si le niveau de bien-être dans l’entreprise est en train d’augmenter ou de diminuer. Il existe des outils très simples  pour nous aider à effectuer cette analyse.

Il faut également évaluer la capacité d’apprentissage de l’entreprise. Parce que plus le monde change, plus la capacité d’apprendre rapidement de mes concurrents m’offre un avantage concurrentiel. Ce sont de vrais chantiers, pas seulement sous l’angle du nombre de jours de formation ou sur la qualité de celle-ci, mais aussi en ce qui concerne l’accompagnement et le mentorat internes. Il peut même s’agir de la recherche que j’ai faite dans Google. Voilà, tout cela est de l’apprentissage…

Une entreprise efficiente, c’est une mission, une Agilité, une gestion facilitatrice de la créativité et de l’innovation de rupture. C’est également la capacité d’affronter les problèmes complexes et de suivre attentivement au quotidien le rendement économique, le niveau de bien-être et la capacité d’apprentissage.

 

Olivier Soudieux

Aventurier, conférencier professionnel, formateur et chef d’entreprise, Olivier Soudieux a été responsable de projets au sein de différentes sociétés de service en informatique. Au carrefour des affaires et des expéditions lointaines, il partage son temps entre projets extrêmes, formations et conférences qui multiplient les capacités individuelles et collectives face à l’adversité.

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